Le designer français bien connu Christian Louboutin a fondé sa marque emblématique en 1991.
Dès 1992, il a introduit au monde ses célèbres chaussures aux semelles rouges, devenues rapidement un symbole de luxe et de sophistication. Depuis lors, ses chaussures ont gagné en popularité, apparaissant régulièrement sur diverses célébrités et icônes de la mode.
Cependant, cette caractéristique distinctive a également été au centre de nombreuses batailles juridiques…
LA PREMIERE BATAILLE JURIDIQUE CONTRE YVES SAINT LAURENT
En 2011, la société Louboutin a appris que la maison de couture YSL commercialisait des chaussures monochromes présentant la même couleur sur toute la chaussure, de sorte que la version rouge était entièrement rouge, y compris la semelle intérieure, le talon, la tige et la semelle extérieure rouge.
Estimant qu’il y avait là une contrefaçon de marque, et après plusieurs tentatives de négociations échouées, Louboutin intenta une action aux Etats-Unis contre Yves Saint Laurent pour contrefaçon de marque, concurrence déloyale et pratique trompeuse illégale.
Louboutin a également demandé une injonction préliminaire interdisant à YSL de commercialiser, pendant toute la durée de l’action, des chaussures rouges.
En réponse, Yves Saint Laurent a fait valoir une demande reconventionnelle en demandant l’annulation de la marque de Louboutin, expliquant qu’elle n’était que fonctionnelle.
Le 10 aout 2011, le Tribunal de New York[1] expliquait que la couleur pouvait être protégée en tant que marque uniquement si « elle agit comme un symbole qui distingue les produits d’une entreprise et identifie leur source, sans remplir aucune autre fonction significative ».
Il concluait à cela que dans l’industrie de la mode, les marques monochromes étaient intrinsèquement « fonctionnelles » et que toute marque enregistrée de ce type serait probablement considérée comme invalide.
De ce fait, le tribunal de New York rejetait l’injonction demandée par Louboutin et invalidait la marque.
En appel, la société Louboutin faisait valoir que le tribunal de New York avait commis une erreur, notamment sur la notion de fonctionnalité esthétique qui lui avait ensuite fait juger l’invalidité de sa marque.
La Cour d’appel des Etats Unis[2] rappelle tout d’abord que le droit des marques n’a pas comme objectif de protéger l’innovation en donnant à l’innovateur un monopole sur une caractéristique utile d’un produit.
Ensuite, elle estime que la marque de Louboutin a acquis une signification aux yeux du public en tant que symbole distinctif identifiant clairement la marque.
Il précise son analyse : bien qu’une seule couleur, prise à elle seule, ne puisse presque jamais être intrinsèquement distinctive car elle n’indique pas automatiquement au client qu’elle fait référence à une marque, une couleur telle qu’utilisée avec Louboutin est certainement capable d’acquérir une signification « secondaire » distinctive.
En effet, au fil du temps, les clients peuvent en venir à traiter une couleur particulière sur un produit ou son emballage… Ainsi, cette couleur serait parvenue à identifier et à distinguer les produits de la même manière que les mots descriptifs identifient l’origine d’un produit.
Toutes les preuves avancées permettent d’établir que la semelle extérieure rouge est devenue étroitement associée à Louboutin.
A la lumière de tous les éléments de preuve versés au dossier, la Cour d’appel des Etats-Unis conclue enfin que l’analyse du Tribunal de New York selon lequel une seule couleur ne peut jamais servir de marque dans l’industrie de la mode, reposait sur une compréhension incorrecte de la doctrine de la fonctionnalité esthétique. Ainsi, elle valide la marque de la société Louboutin en ce qu’elle était une semelle extérieure laquée rouge qui contraste avec la couleur du dessus.
Mais, bien que la Cour ait confirmé la validité de la marque de Louboutin pour les semelles rouges contrastées, elle a également jugé que YSL n’avait pas violé cette marque en produisant des chaussures entièrement rouges, car il n’y avait pas de contraste de couleur.
LA BATAILLE ACHARNEE PAR CHRISTIAN LOUBOUTIN POUR PROTEGER SON SIGNE
L’affaire Yves Saint Laurent n’était que le début.
Dans un arrêt du 12 juin 2018, la Cour de Justice de l’Union Européenne a rendu un nouvel arrêt s’agissant de la validité d’un signe suspecté d’être exclusivement constitué par la forme après que Louboutin ait assigné la société Van Haren Schoenen BV.
Plus précisément, il s’agissait là encore de déterminer la validité de la marque composée d’une couleur appliquée à un élément du produit.
Rappelons que la directive 2008/95 – applicable en l’espèce – prévoit que peuvent constituer des marques tous les signes susceptibles d’une représentation graphique, notamment les mots, y compris les noms de personnes, les dessins, les lettres, les chiffres, la forme du produit ou de son conditionnement, à condition que de tels signes soient propres à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises.
Aussi, sont refusés à l’enregistrement ou sont susceptibles d’être déclarés nul des signes constitués exclusivement par la forme imposée par la nature même du produit, des signes constitués exclusivement par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique et des signes exclusivement constitués par la forme qui donne une valeur substantielle au produit (article 3, paragraphe 1, sous e), iii), de la directive 2008/95).
Ces dispositions ont été reprises dans la directive 2015/2436 du 16 décembre 2015, alors transposées en France à l’article L.711-2, 5° du Code de la propriété intellectuelle.
Dans cet arrêt opposant Christian Louboutin à la société Van Haren Schoenen BV, la question de la validité d’une marque composée d’une couleur appliquée à un élément du produit a fait l’objet d’un débat, rapidement tranché par la Cour de Justice de l’Union Européenne à l’occasion d’une question préjudicielle.
- L’enregistrement du signe de Christian Louboutin
Le 6 janvier 2010, les célèbres chaussures à semelles rouge ont été enregistrées sous la marque n°0874489 auprès de l’Office Benelux de la propriété intellectuelle pour désigner des « chaussures » en classe 25.
Cette marque est représentée comme suit :
La marque enregistrée est décrite selon ces termes : « La marque consiste en la couleur rouge (Pantone 181663TP) appliquée sur la semelle d’une chaussure telle que représentée (le contour de la chaussure ne fait pas partie de la marque mais a pour but de mettre en évidence l’emplacement de la marque »
Il s’en suit alors que ce n’est pas la forme qui est enregistrée dans le signe de la marque mais bel et bien l’emplacement de la couleur rouge. C’est ce qu’on appelle une marque de position.
En 2013, la marque a revendiqué une adaptation pour restreindre sa protection aux « Chaussures à talons hauts (à l’exception des chaussures orthopédiques) »
- Le litige
Au cours de l’année 2012, la société Van Haren, exploitant des commerces de détail de chaussures aux Pays-Bas, a vendu plusieurs chaussures à talons hauts dont la semelle était revêtue d’une couleur rouge.
Reconnaissant la semelle rouge propre à sa marque, la société Christian Louboutin a saisi le Rechtbank Den Haag (le Tribunal de la Haye) d’une action en contrefaçon de sa marque contre la société hollandaise. Elle souhaite également la destruction de tout le stock afin d’arrêter la commercialisation de ces chaussures qu’elle estime contrefaisante.
En défense, la société Van Haren allègue la nullité de la marque du demandeur au motif que le signe serait exclusivement composé par la forme, qui donne une valeur substantielle au produit.
Le Tribunal de la Haye a alors rendu un jugement dans lequel il confirme que la semelle rouge donne une valeur substantielle aux chaussures commercialisées par les demandeurs.
En effet, cette coloration fait partie de l’apparence des chaussures et joue un rôle primordial dans la décision d’achat de celles-ci. Cette couleur rouge, bien qu’elle ait été utilisée premièrement pour des raisons esthétiques, est devenue une réelle identification d’origine et de la marque.
Aussi, cette juridiction indique que dans la mesure où la marque litigieuse consiste en une couleur apposée sur la semelle d’une chaussure, qui coïncide en conséquence avec un élément du produit, elle se pose en effet la question de savoir si l’exception selon laquelle un signe constitué exclusivement par la forme qui donne une valeur substantielle au produit s’applique en l’espèce.
En considération de tous ces éléments, le Tribunal de la Haye décide de surseoir à statuer et pose à la Cour de Justice de l’Union Européenne la question préjudicielle suivante :
La notion de « forme » au sens de la Directive 2008/95 est-elle limitée aux caractéristiques tridimensionnelles du produit, telles que les contours, la dimension et le volume dudit produit ou cette directive vise également d’autres caractéristiques non tridimensionnelles du produit, telles que la couleur ?
- La réponse de la CJUE à la question préjudicielle [3]
- La notion de forme au sens de la Cour
Pour répondre à cette question, la Cour a tout d’abord défini la notion de forme « comme désignant un ensemble de lignes ou de contours qui délimite le produit concerné dans l’espace. »
De cette analyse, elle estime très vite que ni la directive en cause, ni la jurisprudence de la Cour, ni le sens usuel du terme ne permet de conclure qu’une couleur puisse constituer une forme.
Toutefois, la réelle question ne porte pas sur ce point mais plutôt sur le fait qu’une couleur déterminée, appliquée à un élément spécifique du produit, puisse signifier que le signe en cause est constitué exclusivement d’une forme, au sens de l’article 3 de la directive et soit donc frappé de nullité.
- La marque tridimensionnelle ne porte pas sur une forme spécifique de semelle ou de chaussure mais bien sur une couleur
La marque Louboutin est décrite dans son enregistrement comme consistant « en la couleur rouge appliquée sur la semelle d’une chaussure telle que représentée (le contour de la chaussure ne fait pas partie de la marque mais a pour but de mettre en évidence l’emplacement de la marque) »
Cette précision, non loin d’être anodine, permet de limiter le champ de la protection de la marque à la simple application d’une couleur sur un emplacement spécifique de la chaussure.
En cela, la cour ne peut considérer, même si la forme du produit joue évidemment un rôle dans la délimitation de l’espace, « qu’un signe est constitué par cette forme lorsque ce n’est pas celle-ci que l’enregistrement de la marque vise à protéger, mais seulement l’application d’une couleur à un emplacement spécifique dudit produit. »
Pour justifier ces propos, la Cour vient ajouter que la marque litigieuse ne porte pas sur une forme spécifique de semelle ou de chaussure. D’ailleurs, la description exclue précisément le contour de la chaussure dans la marque, celui-ci ne servant qu’à « mettre en évidence l’emplacement de la couleur rouge visée par l’enregistrement ».
- Le signe dont la couleur est l’objet principal n’est pas constitué exclusivement par la forme
Finalement, la Cour de Justice de l’Union Européenne interprète la directive 2008/95 en ce sens qu’un signe consistant en une couleur appliquée sur la semelle d’une chaussure à talon haut, n’est pas constitué exclusivement par la « forme ».
En effet, en estimant que la notion de forme se limite aux propriétés tridimensionnelles du produit, la Cour de justice de l’union européenne ne peut pas considérer qu’une propriété de couleur non tridimensionnelle de la semelle d’une chaussure consiste exclusivement en une forme.
Dès lors, un signe constitué principalement d’une couleur spécifiée par un code d’identification internationale dont l’enregistrement de la marque vise à protéger l’application de cette à un endroit précis du produit n’est pas contraire à l’article 3, e), iii).
Dans ce contexte, il a donc été finalement retenu par les juges que la marque de Louboutin est valable et que les actes de la société Van Haren sont jugés comme étant des actes de contrefaçon.
La société Van Haren est donc condamnée par la juridiction de renvoi, le tribunal de la Haye.[4]
Soulignons que Louboutin a enregistré un dessin et modèle de semelle rouge comme marque figurative (marque n°3869370) en France le 25 octobre 2011.
LA POURSUITE DU LITIGE EN CHINE
La protection de sa marque étant une bataille juridique internationale, Christian Louboutin engagea également une action en contrefaçon contre une entreprise chinoise impliquée dans la vente de chaussures à semelles rouges similaires.
La partie adverse, comme dans les précédents arrêts, contestait l’action de Christian Louboutin selon laquelle la semelle rouge appliquée sur ses chaussures constituait une marque distinctive. Pour les défendeurs, cette couleur rouge ne devait pas bénéficier d’une protection en tant que marque.
Le tribunal de Chaoyang[5] a statué en 2019 en faveur de Christian Louboutin, reconnaissant que la semelle rouge était suffisamment distinctive pour être protégée en tant que marque. Le tribunal a conclu que cette caractéristique était étroitement associée à l’identité de la marque Louboutin et avait acquis une signification secondaire, identifiant l’origine des produits.
Cette décision, comme les autres, est importante car elle marque une reconnaissance officielle de la semelle rouge comme marque distinctive en Chine, l’un des plus grands marchés de la mode et des produits de luxe au monde.
Aussi, le jugement renforce les droits de propriété intellectuelle de Louboutin, lui permettant de lutter plus efficacement contre les contrefaçons en Chine.
* * *
La célèbre semelle rouge de Christian Louboutin est un exemple emblématique de la complexité de la protection d’une marque de position.
Ces marques soulèvent en effet des questions juridiques uniques et suscitent de nombreux débats.
Plus largement, de nombreux arrêts sont rendus s’agissant de la validité de signes suspectés d’être exclusivement constitués par la forme.
Que ce soit dans l’affaire Louboutin où l’enjeu était de se positionner sur les signes constitués exclusivement par la forme qui donne une valeur substantielle au produit, ou encore l’affaire Rubik’s cube qui concernait les signes exclusivement constitués par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, les tribunaux naviguent à travers le droit des marques, pour ainsi équilibrer la protection des droits de propriété intellectuelle avec la nécessité de ne pas entraver indûment la concurrence et l’innovation.
[1] New York Southern District Court, 1ère instance, 10 août 2011
[2] U.S Court of Appeals, 2nd Circuit, 05 septembre 2012
[3] CJUE, 12 juin 2019, C163/16
[4] Rechtbank Den Haad, Court of the Hague, 06 Février 2019 HA ZA 13-999
[5] Beijing Chaoyang District Court (Cour du district de Chaoyang à Pékin, février 2019